Un vivier de maîtres : les « Russes blancs »
Emigrés russes en France de 1917 à 1947, par Dany Sénéchaud et Andrei Korliakov
Le présent article entreprend de composer une « chronique photographique » à partir de l’Album d’Alexandre Khazoff (voir plus bas) aujourd’hui en la possession du collectionneur et historien Andrei Korliakov. Plusieurs clichés ont paru dans les ouvrages de ce dernier [1], mais ici au total, c’est à une somme magnifique et rare de documents anciens que nous donnons publicité pour la première fois.D’hier à aujourd’hui l’essor des Echecs français est lié à la fréquentation de l’Ecole russe et particulièrement des joueurs russes qui s’installèrent dans l’hexagone (voir Annexes). Après la Première Guerre mondiale, l’existence et la montée en puissance du club russe le Cercle d’échecs Potemkine de Levallois-Perret est tout à fait significative. Ce club, parisien à l’époque, qui emporte le Championnat de Paris en 1932, à titre indicatif, présentait déjà une soixantaine de compétiteurs en 1928 ! Des joueurs de premier ordre comme V. Kann (ou Kahn, émigré dès 1912), N. Rossolimo, O. Bernstein, E. Znosko-Borovsky, V. Halberstadt, A. Alekhine, etc., purent y exercer leur art, et aussi transmettre aux amateurs français dans les cercles de jeu de Paris à Nice. Il est remarquable que ces joueurs, outre bien sûr Alekhine, grand Champion du monde, aient encore une reconnaissance présentement du fait des ouvrages qu’ils ont pu faire paraître dans la langue de Molière tels que :
— « les Echecs », « Conduite de la partie d’échecs. La stratégie moderne », « La Partie espagnole » et « L’art de faire mat » par Victor Kahn (avec la collaboration de G. Renaud).
— « L’opposition et les cases conjuguées sont réconciliées » par Halberstadt (en collaboration avec Marcel Duchamp), en 1932.
— une importante série « Les Comment de l’échiquier », écrite par Znosko-Borovsky : « Comment il faut commencer une partie d’échecs », « Les pièges dans les débuts : comment les forger, les éviter », « Comment il ne faut pas jouer aux échecs », « Comment jouer les fins de partie », « Comment on devient brillant joueur d’échecs ».
— « Les échecs au coin du feu », en 1947, par Rossolimo (devenu Français après guerre et champion de France en 1948).
En 2005, nous avions proposé ici même (Mieux jouer aux échecs, rubrique « Culture », texte n° 37 www.mjae.com/potemkine.html) une présentation historique du Cercle d’échecs Potemkine avec la contribution de Jacques Katlama (voir plus bas). On peut adjoindre le témoignage suivant :
(d’après le livre de Jean Delage « La Russie en exil » paru en 1930) Formé à partir d’une section du « Club russe » le cercle d’échecs Potemkine a joué un rôle prédominant dans la France entière de 1926 jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Après la mort de son fondateur, c’est le maître E. A. Znosko-Borovsky qui est devenu l’âme du cercle. Grâce à lui le club a non seulement emporté toutes les compétitions et tous les tournois, mais il a pourvu les clubs français en joueurs de tout premier plan.
En plus de Znosko-Borovsky, il y avait parmi les membres d’honneur Alekhine, Soultanbeeff, Tartakover, Victor Kann (devenu par la suite champion de France), Avierino. En outre le futur grand-maître Rossolimo et le champion de Paris V. Matvéeff ont joué dans l’équipe première, comme le grand-maître Bernstein.
Le grand-maître Aaron Nimtzovitch aussi est venu parfois pour des tournois de blitz, comme tous les joueurs d’échecs renommés de passage à Paris.
Cette série photographique se veut donc être une illustration de l’intégration russe, une suite logique de l’article de Jacques Katlama et un hommage simple à Alexandre Khazoff pour l’Album réalisé par ses soins [2].
La pierre tombale d’Alekhine marquant à juste titre :
« Alexandre ALEKHINE — GENIE DES ECHECS DE RUSSIE ET DE FRANCE — 1er novembre 1892 — 25 mars 1946 »
Nota : Reproductions interdites sans autorisation des auteurs et de l’éditeur YMCA-Press.
Fig. 1 — À bord du Plata, le général Marouchevski (un ami d’Alekhine) joue aux échecs avec ses officiers tandis que veille un lieutenant de marine avec la coiffe d’été blanche à la casquette. (Reproductions interdites sans autorisation)
[1] Andrei Korliakov est né en Russie en 1957. Historien et collectionneur il vit en France depuis 1991. [2] Album qui prochainement donnera lieu à un article complémentaire ici même sur les joueurs russes des années 1950 à 1980. |
ANNEXES
Bref aperçu historique de la communauté russe en France(2003) L’histoire de l’émigration russe en France distingue plusieurs vagues, de nature essentiellement politique. — Les années 20 connaissent l’émigration la plus massive. Un million et demi de «Russes blancs» quittent la Russie, le plus souvent devant la poussée des armées rouges. Parmi eux, quatre cent mille personnes gagnent la France, notamment dans les années 23-24, chassés de leurs premiers pays d’accueil par la crise économique allemande et l’arrivée en Turquie de Mustapha Kémal. Politique avant tout, cette émigration est également déterminée par les bouleversements économiques consécutifs à la Première Guerre mondiale et à la Guerre Civile (désorganisation du commerce et de l’industrie, extrême difficulté du ravitaillement, paralysie des transports…). Ces circonstances expliquent le terrible dénuement matériel des émigrés. — Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, trente-huit mille personnes déplacées (travailleurs forcés réquisitionnés par les Allemands pour soutenir leur économie de guerre, prisonniers politiques, déserteurs souhaitant ne pas rentrer en URSS…) gagnent la France. Pour la première fois, l’émigration blanche se trouve en contact avec des Russes nés sous le régime communiste. — Dans les années 70, se dessine un nouveau flux, avec l’arrivée d’émigrés politiques soviétiques : les fameux «dissidents». Composée essentiellement d’intellectuels, juifs pour un grand nombre, cette vague s’installera rarement en France de façon définitive. Elle se dirigera massivement vers les Etats-Unis et le Canada, consacrant le déclin de Paris comme capitale de l’émigration russe, au profit de l’Amérique. Les années 20 : un extraordinaire dynamisme associatif russe en France (2003) La première génération d’émigrés russes s’est caractérisée par une intense activité associative. Durant près de vingt ans, ils envisageront leur émigration comme temporaire et s’efforceront de préparer le retour des jeunes générations dans leur pays d’origine en leur transmettant leur langue, leurs traditions, leurs valeurs et leur foi. Loin d’être un mythe, l’image de l’émigré russe assis sur ses valises a été une réalité vécue jusqu’au début des années 40. Cette intense activité associative se manifesta dans de nombreux domaines. Elle s’est traduite d’abord par la création de plusieurs associations philanthropiques. Les deux plus importantes étaient la Société de la Croix Rouge Russe et le Zemgor. La première, reconstituée à Paris en 1921 après avoir été interdite en Russie par le gouvernement communiste, a été à l’origine de la fondation de centres d’accueil, d’établissements médicaux et sociaux (hospices pour invalides, centres de convalescence, asile de nuit, cabinets dentaires…), de maisons de retraite, de crèches, etc. Le second se soucia surtout de la formation professionnelle et du placement des jeunes émigrés. Il mit en place, pour ce faire, différents établissements d’enseignement et octroya des bourses d’études. Très attachés à l’orthodoxie (qui participait en outre à l’affirmation de leur opposition au régime soviétique), les Russes de France créèrent de nombreuses associations cultuelles. Auprès de chaque église étaient organisés des chorales et des cours de langue et de civilisation russes. Outre le fait que l’émigration vint très vite à manquer de prêtres (le clergé russe ayant peu émigré), la création de l’Institut Saint Serge en 1924 témoigne de la ferveur religieuse de la communauté. Celle-ci doit en partie à son enseignement théologique la perpétuation en exil de la religion orthodoxe. L’Action Chrétienne des Etudiants Orthodoxes (ACER), fondée à Paris en 1926, a également joué un rôle important dans la vie spirituelle des émigrés. Sous l’égide de l’organisation américaine YMCA (l’Union Chrétienne des Jeunes Gens), elle s’est consacrée à l’édition et à l’envoi d’ouvrages religieux aux étudiants russes de l’Union. Disposant d’un lieu de culte, d’un cercle d’études sur la Russie et d’un cercle de culture russe, d’une cantine, d’un foyer et de camps de vacances, elle a étendu largement le champ de ses activités. Pour achever cette présentation des activités associatives de la communauté russe des années 20, il convient enfin d’évoquer les associations de jeunesse, dont l’objectif commun était l’éducation et la transmission aux jeunes générations du patrimoine culturel et spirituel de leurs aînés. Parmi les plus importantes figurent l’association des Sokol, très attachée aux activités sportives, et surtout gymniques, les Eclaireurs, les Scouts Russes, installés en France depuis le début des années 20, et les Vitiaz, créés en 1934 par un ancien dirigeant de la section de jeunes de l’ACER. Toutes ces associations organisaient durant l’été des camps de vacances pendant lesquels les jeunes Russes (à des degrés divers selon les organisations) se pliaient à une discipline rigoureuse et recevaient un enseignement fondé sur le respect de la patrie et des valeurs de la foi. Cette situation laisse transparaître la volonté de la première émigration de reconstituer les structures de la société russe pré-révolutionnaire et d’en préserver les valeurs. Organisée de la sorte, la communauté put vivre au sein d’un monde clos sans se soucier d’une certaine façon de son intégration à la société française. |