Disponible depuis le 12 mars 2013 dans la série l’Émigration russe en photos — LA CULTURE RUSSE EN EXIL, EUROPE 1917-1947. Voici le dossier de presse du nouvel album EN FORMAT PDF.

 

SOUS LE SIGNE DE POUCHKINE

Au sujet de la nouvelle publication du « Parisien russe » A. Korliakov, Culture russe en exil, Europe 1917-1947

 Le 14 août 1950, à Moscou, sur fond de construction intensive des grands immeubles et de reconstruction générale de la capitale, dans l’esprit de la primauté de l’immense sur l’habituel, un événement était passé inaperçu. Événement qui a, par ailleurs, représenté le dessein de toute une époque. Du boulevard Tverskoy, le monument de Pouchkine a été déplacé sur le côté opposé de la place. La distance entre l’ancien et le nouveau lieu était relativement faible, mais la direction dans laquelle regardait le classique de bronze a été modifiée. Le lendemain des faits, George Shengeli, poète d’une subtilité et d’une attention exceptionnelles, dans son poème Vous voici, Pouchkine, déplacé…, a qualifié ce déplacement du monument d’« enterrement du temps » :

Avant, de votre place habituelle, vous regardiez vers l’Oural,

Dans ces jours sans issue, où

Les beaux-fils d’une aube aux couleurs de corail

Se taisaient « au fond des mines de la Sibérie ».

Vous n’avez pas pu les rejoindre : un assassin
brillant vous a fait détourner du chemin.
Désormais, vous regardez vers l’Italie,
Là, où le Dieu moqueur ne vous avait pas permis de naître.

 Entre-temps, le déplacement du monument conçu par Opekoushine – c’est de ce monument que nous parlons –, inauguré le 6 juin 1880 en présence de Dostoïevski, qui y prononça son célèbre discours, ce déplacement, donc, n’a pas changé de vérité historique, au moins de vérité historique des temps staliniens d’après la guerre. Sans s’en rendre compte, les créateurs du Moscou nouveau, en déplaçant et en retournant le monument d’Alexandre Serguéevitch à l’ouest, l’ont involontairement attaché à la Russie restée à l’étranger, éloignée d’ici par des vallons et des mers.

Si, après les célébrations, en 1937, du 100e anniversaire de la mort du grand poète russe, aussi bien en Russie soviétique qu’en exil, Pouchkine est resté, pour les Russes, l’une des figures les plus importantes, représentant la culture nationale et la volonté éternelle de liberté, dans son pays natal, on l’attache progressivement au passé, que l’on étudie sous un certain angle politiquement déterminé à l’école primaire et supérieure. En exil, Pouchkine continue à demeurer une figure irremplaçable pour ceux qui voulaient préserver dans leurs cœurs la lumière du pays où ils étaient nés, dont ils cherchaient à transmettre la langue à leurs enfants. Sous la lumière de Pouchkine, en émigration, se tissait un lien culturel invisible et ininterrompu… Tandis qu’en URSS les détenteurs du pouvoir (les apparatchiks), qui n’avaient rien avoir avec l’intelligentsia, ne voyaient plus en Pouchkine qu’un tas de métal, en émigration Pouchkine est devenu du pain, de l’eau et de l’air pour les cœurs et les âmes…

Il existe à ce sujet de nombreux témoignages – articles et livres. En voici un nouveau – les photographies collectées par Andrei Korliakov dans un volume de sa série d’albums consacrés à l’émigration russe. Nous parlons de l’ouvrage Culture russe en exil, Europe 1917-1947, qui vient de paraître aux éditions parisiennes YMCA-Press. Il faut rappeler que le tout premier volume de cette série – L’Émigration russe en photos – a vu le jour en 1999, et aujourd’hui, il est devenu une perle rare. Les volumes suivants se sont succédé à intervalles de quelques années : Honneur et dignité maintenus, 1917-1947 (2001), Vers le succès, 1917-1947 (2005), Le Grand Exode russe, Europe 1917-1939 (2009)… En collaboration avec Gérard Gorokhoff, Andrei Korliakov a publié l’album de photographies d’une richesse unique Le Corps expéditionnaire russe en France et à Salonique, 1916-1918 (2003).

Mais revenons au thème de Pouchkine. Non, bien sûr, dans son nouvel ouvrage, A. Korliakov ne s’est pas limité à cette évocation, mais, selon lui, ce sujet est son fil conducteur, car, sans Pouchkine, il serait impossible d’imaginer notre culture ; que ce soit dans ce volume, en Europe, dans les futurs albums d’Andrei Korliakov ou dans d’autres coins de la terre. Ce n’est pas par hasard, j’en suis persuadé, que l’auteur a placé sur la couverture un beau cliché de Chaliapine dans le rôle de Boris Godounov de Pouchkine sur la scène du Théâtre du Châtelet, à Paris, en 1932… Ce n’est pas non plus par hasard qu’Andrei Korliakov a mis en avant les pages consacrées aux fêtes de Pouchkine, en 1937, en France, en Yougoslavie, et, à cette époque encore, en Lettonie indépendante… Il a parlé du duel théâtralisé, peu connu de nos jours, entre Serge Lifar et le professeur Modeste Hoffmann avec les pistolets mêmes qui, en janvier 1837, ont servi au duel de Pouchkine et de d’Anthès. La photo de cette scène et des pistolets dans une boîte spéciale (ils sont conservés en France) est d’une expressivité exceptionnelle… Nous parlons de pages particulières, et sur chacune d’entre elles il y a tant de choses intéressantes : couvertures de journaux, livres, livrets de soirées consacrées à l’anniversaire de Pouchkine… Le regard s’attarde sur un portrait de Pouchkine et de sa muse. Il s’agit d’un tableau de Konstantin Korovine accompagné du texte suivant : « Dans l’atelier de Korovine, où règne un désordre touchant et où, sur les murs et par terre, flamboient les couleurs éclatantes des paysages de Korovine, il y a un grand panneau dans des tons pâles, plein de romantisme : Pouchkine et sa muse. Cette œuvre est destinée à l’exposition des peintres russes à Prague. Korovine, les mains dans les poches, regarde son œuvre :

— Oui, le romantisme c’est une belle chose !

Où parfois j’invitais la muse

Au banquet de l’imagination…

— C’est là que j’ai représenté Pouchkine ; une maison de maître à pilastres avec des isbas en bois dans le fond : c’est la Russie. Une lueur rusée dans les yeux, Korovine dit : — Est-ce vraiment de la peinture, ça ? C’est de la littérature, une illustration. Voilà de la peinture – et il désigna sur les murs Campements tziganes et Rues de Paris. — Mais c’est quand même pas mal, n’est-ce pas ? Oh ! que ce serait bien de se transporter, ne serait-ce qu’une minute, au temps de Pouchkine ! J’ai peint Pouchkine tel que ma grand-mère, Ekaterina Volkova, l’a connu. Dans les années 1830, alors qu’elle était une gamine de quatorze ans, elle l’a vu au cours d’une réunion de la noblesse de Moscou. Il était vêtu comme un dandy londonien. Il est descendu de voiture en pèlerine et une canne à la main. « Il n’était pas grand, racontait ma grand-mère, les cheveux châtain clair, remarquez, clair, avec des yeux gris et vifs, bouclé. Il surveillait tout le temps sa femme, avec qui elle dansait. Dès qu’il entrait, tout le monde chuchotait : Pouchkine… »

L’atelier de Korovine, dont nous parlons, était à Paris, au 122, boulevard Murat. Le texte que nous citons est tiré d’une interview publiée en 1930 dans l’hebdomadaire la Russie illustrée. Sans jamais prêter son attention à la presse soviétique, Andrei Korliakov puise ses commentaire, bien évidemment, directement à la source – dans les manuscrits et les périodiques des émigrés : les Dernières Nouvelles (Paris), l’Oiseau de feu (Berlin), la Russie illustrée (Paris), la Renaissance (Paris)… La mosaïque du livre d’Andrei Korliakov se compose de tels commentaires – pas toujours détaillés mais toujours très précis : qui est sur la photo, où et quand…

Comme les publications précédentes d’Andrei Korliakov, le présent volume comporte des centaines et des centaines d’images : écrivains, poètes, artistes et musiciens, maîtres du cinéma mondial et du ballet, acteurs. Des images rares, dans la plupart des cas inconnues… Certains de ces artistes sont représentés de face, regardant l’objectif de l’appareil photographique d’un professionnel. Ces images-portraits sont intéressantes qu’elles soient « sérieuses » ou humoristiques. D’autres photos sont prises par des amateurs. Et ce qui est le plus attirant dans ces photos d’amateurs, c’est cette spontanéité, le temps et les personnages photographiés pris au dépourvu… Visages, hommes, ils sont sur scène et dans la coulisse, dans les rues, dans les cafés, dans les ateliers d’artistes… L’album d’Andrei Korliakov se décompose en plusieurs chapitres représentant chacun son « genre ». La photographie comprend aussi bien les photos de Pierre Choumoff que celles de Georges Hoyningen-Huene. Le volet sur le théâtre est aussi bien illustré par les clichés du Groupe de Prague du Théâtre d’art de Moscou que par celui, parisien, de Georges et Ludmilla Pitoëff. Le chapitre sur le cinéma nous raconte Ivan Mosjoukine et Hosseinhof (Robert Hossein), tandis que le volet traitant de l’art nous entraîne dans son récit d’Ilya Repine à Mstislav Doboujinsky. Quant à la musique, dans son album, Andrei Korliakov évoque non seulement de nombreuses chorales d’église, mais aussi des personnalités telles que Fiodor Chaliapine et Nicolai Gedda. Ensuite, en parlant de la danse, parmi tant de visages, l’auteur de l’album nous montre Serge Diaghilev et Serge Lifar ; en évoquant la littérature, Ivan Bounine et Leon Tarasov (Henri Troyat). Et la culture russe en exil est préservée grâce au musée de tous les Cadets fondé en Serbie, au musée des Cosaques à Paris, etc.

Feuilletant lentement ce livre de plus de 700 pages, nous succombons devant un tel nombre de visages, de noms si étonnants, si merveilleux ! Le regard se pose ici et là… Voici, en 1925, le metteur en scène Nicolas Evreïnoff. Voilà, en 1928, le directeur du théâtre la Chauve-Souris, Nikita Balieff. Voici les comédiens du Théâtre russe de Narva, une ville estonienne. Et là, ce sont les comédiens du Théâtre russe de Berlin parmi lesquels le jeune Boris Bilinsky, qui a quitté son service militaire, et fuyant le désordre en Russie, est arrivé en Europe via Constantinople. Et ici, c’est Ekaterina Rochina-Insarova, l’une des vedettes de la scène, dont le « Paris russe » a fêté en 1937 les vingt-cinq années d’activité scénique… Sur les photos de l’album, nous reconnaissons bien les poètes et les écrivains comme Ivan Bounine, Vladislav Khodassevich, le « Rambo russe » Boris Poplavsky, Anatole von Steiger, Alexandre Ginger, Anna Prismanova… Encore le plus important n’est-il peut-être pas cette liste longue, très longue, et les noms plus ou moins bien connus, mais la façon dont Andrei Korliakov a visuellement composé ces pages en plaçant les photos pour qu’elles nous fassent entendre le souffle de l’époque, alors que, en dépit de la propagande soviétique annonçant la dégradation et la mort de l’art et de la culture russes à l’étranger, cet art et cette culture non seulement ne sont pas morts, ne se sont pas épuisés, mais, au contraire, se sont épanouis et ont aidé les émigrés à préserver les valeurs culturelles et nationales, interdites partiellement ou entièrement dans leur pays natal.

Tout cela est mis en évidence par le nouvel ouvrage d’Andrei Korliakov, ouvrage que l’auteur a dédié à ses parents, Tatiana Kapitonova et Alfred Korliakov, et qui a vu le jour grâce au financement personnel de l’historien de l’art russe Alexis Rastorguev. Par ailleurs, celui-ci a également financé le précédent album d’Andrei Korliakov.

En parlant de financement, nous entendons le financement de la publication. En ce qui concerne les photos, les brochures, les affiches et les nombreux autres documents inédits à ce jour faisant partie de l’album, ils ont été trouvés et ils continuent à être recherchés par Andrei Korliakov lui-même, sans aucun soutien de l’extérieur. Dans cette démarche, les seuls « sponsors » de l’auteur sont son enthousiasme, son énergie et son amour pour la Russie que le gouvernement soviétique vouait à l’oubli. En même temps que ce « Pouchkine des émigrés »…

La culture russe en exil est un sujet très vaste, inépuisable. Un grand nombre de photos qui y sont thématiquement liées ont été publiées dans d’autres volumes d’Andrei Korliakov, ce que nous pouvons comprendre, car souvent les artistes n’ont pas vécu seulement de leur art, mais gagnaient leur vie comme chauffeurs de taxi, ouvriers des usines, des fabriques, comme travailleurs dans des fermes, etc. En ce sens, une distinction claire entre les albums d’Andrei Korliakov et même à l’intérieur de ces albums (sur les sujets désignés) est impossible. Ces albums sont liés, ils se complètent mutuellement en créant un aperçu unifié et complet de toute la vie de l’émigration russe.

Quels sont les projets d’A. Korliakov ? L’auteur songe à la suite du Grand Exode russe, aux albums Enfants russes en exil. 1917-1939 et Culture russe en exil, 1917-1947, hors Europe… Il s’agit d’un travail immense et très important !

Bien que ce sujet soit déjà traité à plusieurs reprises, nous tenons à souligner qu’Andrei Korliakov possède une incroyable, une extraordinaire collection de photographies (dont la plupart ont été restaurées par ses propres soins) et de documents portant sur l’exil russe. Collectionneur et historien, Andrei Korliakov ne se limite pas à la publication de ses albums, mais organise, aussi souvent qu’il le peut, des expositions de photographies et prête volontiers ses documents pour des expositions et des conférences. Il ne refuse jamais aux éditeurs le droit d’utiliser les clichés faisant partie de ses collections, mais remarque parfois, avec tristesse, que la réimpression a été faite à son insu.

Malheureusement, il est impossible d’espérer que de tels actes, si peu « élégants », épargneront ce nouvel album. C’est pour cela que nous voudrions souhaiter à son auteur d’aller de l’avant sans prêter attention aux éditeurs peu scrupuleux. Pour ceux qui aimeraient soutenir l’auteur dans sa quête de documents relatifs au passé des Russes en exil, nous souhaitons qu’ils s’adressent à lui, car ses archives ne sont pas un coffre privé mais un endroit sûr – non pas de stockage mais de préservation de notre passé. Et encore. Sans pathos excessif, il nous semble que le devoir de tous ceux qui respectent le passé de l’émigration russe est d’avoir dans leur bibliothèque personnelle des publications comme celles d’Andrei Korliakov. En ce qui concerne les historiens, pour eux ses publications sont une source tout à fait exceptionnelle.

Vitaliy Amoursky, Paris